17

— Nora chérie, dit Rom.

Il lança l'attaque de la dernière chance. Il brandit face à la démone le couteau encore taché de son sang, il traça dans l'air le signe de Tyane, l'entoura du double triangle d'Alcendi et le ferma avec l'X d'Exaël.

Il utilisa comme processus de commandement et suprême conjuration le nombre secret de la dimension de l'univers : 2726833028…[1]

— Yella Yelle, va-t'en !

Et il appuya l'exorcisme par les quatre injonctions sacrées de l'antique langue germano-mystique : Fixiert ! Fegt weg ! Projiziert ! Riegelt ab !

Une fois de plus, il crut à son triomphe.

L'image de la démone s'effaça et Rom n'eut plus en face de lui que Nora la Yakine. Elle le regardait, une main sur la hanche, l'autre un peu au-dessus du nombril, entourant comme pour l'offrir la cicatrice de la métamorphose.

— Ma blessure est à toi, mon amour.

Puis elle poussa un cri atroce, serra les poings sur sa poitrine et tomba à genoux. L'odeur de pourriture sucrée, caractéristique de la démone, se répandit aussitôt.

Les muscles de la jeune femme furent parcourus de longs tressaillements. On eût dit que son corps se couvrait de serpents noués. Une humeur jaunâtre commença à couler de sa peau.

Sa tête pencha en avant et vint se poser sur sa poitrine. Ses cheveux se mirent à grouiller puis se collèrent à son visage.

Un sanglot sifflant sortit de sa gorge.

Rom répéta : Fegt weg ! Riegelt ab !

Puis :

— Yella Yelle, disparais de cet univers ! À jamais !

Nora s'écroula, plongea vers le sol, bascula sur le côté. Ses membres s'étalèrent. Elle reprit peu à peu son apparence normale.

Rom essuya des deux mains la sueur qui baignait son front, ses joues, son cou. Il respira à pleine bouche, tête levée.

Fini ? C'est fini ?

Puis le choc, inattendu, soudain, d'une brutalité extrême. Il se sentit foudroyé, emporté, projeté à une vitesse monstrueuse, poursuivi par le rire de la démone.

— Viens, Rom Kazan ! Viens !

Son élan freiné, il flotta en tournoyant dans un vide obscur. La voix de la démone le rattrapa :

— Je quitte cet univers, Rom Kazan. Mais pas sans toi…

Il reprit son souffle.

— Bien joué. Mais ce n'est qu'une manche de plus.

— Tu as droit aux honneurs de la guerre, mon petit exorciste. Tu t'es bien battu.

Il marchait maintenant dans une plaine hérissée de rochers, sous un crépuscule rougeoyant. Un cri strident et moqueur éclata derrière lui.

— Tu es en mon pouvoir !

La douleur s'empara de son corps. Simple piqûre d'aiguille le long de sa colonne vertébrale, puis morsure au cœur, tempes broyées, ventre éclaté.

Il repoussa la panique et le désespoir. Il possédait encore une arme.

Il avançait vers un puits, d'où jaillissaient des silhouettes humaines mutilées. Des Yakines aux yeux crevés, au ventre ouvert, aux mains coupées… Toutes avaient le corps et le visage de Nora.

— L'enfer, docteur Kazan ?

Il tomba et se releva meurtri, la tête pleine de cris et de plaintes.

— Tu en fais trop, Yella Yelle !

— Non, rien n'est trop beau pour toi.

— Désolé, ça ne prend pas.

Il s'appuya contre un rocher brûlant et hurla de douleur.

— Et ça ? Tu y crois ?

— Tu gaspilles tes forces.

— J'en ai encore mille fois plus qu'il n'en faut pour t'emmener chez moi.

— Chez toi, ça n'existe pas. C'est ton malheur. Les démons du temps sont condamnés à errer éternellement.

— Un marché, Rom : je te la donne vivante et belle… avec sa merveilleuse cicatrice !

Rom lutta. Une part de lui-même, infantile et naïve, criait de tout son désir : « Oui, oui, je la veux ! »

Un mot, un seul mot : jour. Mais il fallait le prononcer avec la puissance, née d'une foi absolue. Retrouver en moins d'une seconde toute l'espérance que des millions d'humains, depuis la plus lointaine préhistoire, avaient remuée dans leur cœur en attendant le jour

Rom savait qu'il ne pouvait plus vaincre la démone. Il pouvait seulement lui échapper. Il n'avait plus la force de reprendre ce combat sans fin. Elle non plus, il en était sûr.

 

Il appela en lui-même la foi et l'espoir : « Jour ! » Le mot était un exorcisme de défense contre les puissances de la nuit. Le symbole vécu de la lumière, de la chaleur et de la vie. « Jour… »

 

Il fut de retour dans la grotte, face à Vera-Hella. Nora était à genoux vers l'entrée, immobile, tête penchée, ses longs cheveux bruns tombant sur son visage.

Un rideau de lumière blanche, scintillant, fermait toujours la grotte. L'orage d'inversion se poursuivait.

Rom regarda Vera-Hella, blême, ruisselante de transpiration, défigurée par la fatigue et la peur.

— Merci pour le voyage, dit-il.

— Oh, fit-elle, nous ne sommes pas allés très loin. Je regrette.

Elle rit du bout des lèvres. Il y eut un couinement aigre. Un furet à peine plus gros qu'un rat surgit à ses pieds.

— Non ! dit Rom.

Il n'eut pas le courage de rire. S'il avait dû susciter une louve, elle aurait eu la taille d'un caniche.

Il voulait dire : non, à ce combat insensé et inutile. Mais il était quand même prêt à lutter encore, tout en sachant désormais qu'aucun de deux ne l'emporterait.

Il assura son couteau dans sa main et recula contre le mur de la grotte. La démone fit disparaître son ridicule furet.

— J'attends.

— Fegt weg !

— C'est tout ?

Rom porta la main à son front. Il ne souffrait plus, mais son corps tout entier restait endolori et meurtri. Il regarda Nora qui relevait lentement la tête, découvrant un visage stupéfait mais sans le moindre stigmate. Vera-Hella pointa l'index sur la Yakine.

— Elle est toujours à moi, exorciste. Vivante et belle. Montre ta cicatrice, petite Yake !

Nora se releva et exhiba docilement son ventre. Rom soupira et se détourna.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Tu t'es bien battu. S'il faut, j'en témoignerai devant la Guilde de Conjuration de Temen.

Elle eut un rire étouffé, rauque.

— Faisons la paix.

— Tu en témoigneras aussi ?

— Combien d'exorcistes ont déjà fait la paix avec une démone ?

— Moins qu'on le dit.

— Et même plus que la paix… l'amour !

— C'est une légende.

— Le seul être qu'un exorciste puisse aimer, c'est une démone. Ne me dis pas que tu n'y as jamais pensé. Je crois que je vais garder le corps de cette belle Yakine. Pour le partager avec toi !

Rom, aveuglé par une intense lumière blanche, mit la main sur ses yeux. Il eut le temps de voir Vera-Hella esquisser le même geste et reculer vers le fond de la grotte.

Il crut que l'orage d'inversion redoublait de violence et qu'un éclair avait pénétré sous l'abri.

La lumière s'adoucit et Rom vit autour de lui une dizaine d'êtres, pareils à des fantômes, avec de longues tuniques blanches et des capuchons qui dissimulaient entièrement leur visage.

L'un d'eux, anonyme parmi les autres, se détacha et dit :

— Tu m'as appelé, exorciste, me voici. Je suis Jour.